Thé, vert, vapeur, lavande, pacane, poivre, noir, nappe, carreaux, rouges, blancs, carillon, vent, panier, torchon, carreaux, bleus, blancs, jardin, fleurs, salade, oignons, thym, tomates, séchées, huile, ail, jarres, terre, oeufs, caille, jambon, fumé, fromage, frais, pain, chaud, basilic, et le chat noir, son blase c’est Gabin, allongé dans le hamac tressé d’osier et de lin ; Lily danse toujours, dans son paradis figé. L’ombre de l’armoire la précède. La grandit. La mange. Embobine ses cheveux, emmêle ses traits, fond le rouge de sa robe au brun de sa peau.
/ Lily, pourquoi pleures-tu ?
/ Tu sais pourquoi, Mako.
/ Lily…
Ça gronde au loin, les rails, le train, et puis l’orage derrière, à la poursuite, ça cahote et ça rugit. On entend vibrer la voie ferrée, ça donne le hoquet au tourne-disque, trompette et contrebasse, il fait chaud, le monde sous cloche, nous sommes dans la vieille serre de bois et de verre, à l’ombre des fleurs, et sur nos têtes les nuages naviguent, sombres. Lily pleure, le vernis rouge s’écaille sur ses ongles courts, du vin lui coule entre les seins, elle ne sait jamais boire à la bouteille, et le ruisseau rigole dans son cou, veines éméchées. Lumière.
Et pluie./ Nous sommes pris au piège.
/ Oui.
/ Qu’allons-nous faire ?
Le perroquet s’accroche aux lianes, tourbillon de plumes, papillons bousculés dans l’onde. Lily s’apprête devant le grand miroir, rouge à lèvres, yeux bleus tonnerre. Sa robe de dentelle noire et de cuir ne laisse aucune place au doute, pas plus que son haut-de-forme orné de plumes de faisan, ses gants d’argent finement ciselés, sa boussole en cuivre au ras du cou, et ses deux antiques pistolets calés dans l’étui qui épouse ses hanches : Mademoiselle, avec son porte-cigarette au coin de la bouche et ses bottes d’aventurière, s’en va-t-en guerre. On se perd dans son décolleté, on dévale sans respirer les courbes voluptueuses qui la sculptent dans la lumière mourante du jour. Éventail. Dernier trait sur ses lèvres, elle plisse les yeux, lisse son corps de ses mains expertes, et scrute finalement son reflet.
/ Mako. Donne-moi le verre.
Absinthe.
Volcan, ravage, oesophage. Néons verts sur le trottoir. Violon tzigane et voix blues, de l’autre côté du fleuve, ça illumine, tempête et tumulte. Ça crépite. Le train passe, la serre vrille, le flot chante ; elle sort.
Je ferme la porte derrière elle, respire, et suis, fou.
Elle va devant, et ça fait longtemps qu’elle ne me prend plus la main. Notre enfance est naufragée, radeau, dérive, horizon, mirage, piège.Rideau.
Ça commence comme tous les matins, Gabin qui miaule, qui vient te ronronner dans la face pis qui s’affale sur toi en pensant qu’il pèse encore que le poids d’un paquet de pastas hé le cat tsé que t’en fais six des kilos maintenant, qui fonce crâne contre le tien en te léchant les joues — wake up Roxou y’a la giornata qu’est bonne et qui t’attend —, pis qui finit par mettre le boxon du diable pour que ça sente le caffè plus vite plus tôt dans la carrée — wake up j’ai dit. Ça commence comme tous les matins, le silence dans les murs, ici ou à Barcelona, c’est pareil, la ville dort avant 7h, en tout cas de mon côté de la ville, le réveil de l’ordinateur, du téléphone, de la tablette, des bidules qui se connectent mille milliards de mille fois par jour au reste du monde pour se rassurer / Yo-ho-ho on est ensemble, on vit pas dans des grottes les gars ! /, par quoi on commence aujourd’hui, et à qu(o)i il faut éviter de penser pour pas se ramasser des coups de poing direct dans l’buffet alors qu’on a encore les yeux collés et les cheveux en foin pis sales. Y’a des hommes et des femmes presque nus qui se trimballent sur les balcons, c’est le ballet du matin où tout le monde s’en cogne de pas être maquillé-sapé, c’est pas encore l’heure de s’en soucier, c’est pas encore l’heure de mettre les masques, un peu de répit, courage soufflons, ça sent le beurre et la confiture, les volets s’ouvrent, on arrose les fleurs, on fume sa première clope, et les deux pigeons qui ressemblent à des mouettes obèses se calent sur le rebord de la fenêtre pour se roucouler dans le bec des refrains de miettes de pain. À la con.
Y’a les matins ordinaires, qui balisent notre routine désespérassurante, y’a les matins We are the champions, quand on pourrait devenir Président de l’Univers tellement on a la ouache, on est Superman, on est Hulk, on est Wolverine, on est Fred Astaire, on est Raoul Duke, on est Amélie Poulain au Pays des Merveilles. Y’a les matins moustiques, les matins sans café, les matins sans argent, les matins en retard, les matins qui ronflent à côté, les matins crevés d’insomnies avec les yeux rouges, les matins tristes à base de Kryptonite, les matins d’amour à base de popopop (et re-salut Président de l’Univers), les matins gueule de bois — jus de citron avec un peu de sucre et boire beaucoup d’eau qui pique —, les matins d’après-midi — lit-hamac, chambre-plage, monde-Paradis, merci-bonsoir. Y’a les matins gris, les matins bleus, les matins silencieux, les matins coton, les matins couette, les matins vénères, les matins tonnerre, les matins caresses, les matins stress, les matins gosses, les matins pluie, les matins vides, les matins cigales, les matins coke, les matins nuits, les matins d’hôtels, les matins on the road, les matins de galères, les matins prisons, les matins désertiques, les matins chaotiques, les matins sous-marins, les matins loin. Y’a les p’tits matins les yeux fermés, les grands matins les mains ouvertes, y’a les matins d’infos en boucle, les matins catastrophes, les matins innocents, y’en a même qui chantent, y’a des matins sans lendemain, les matins cimetières, les matins ferroviaires, les matins bousculés, les matins bouchons, les matins coups de coude, les matins superbes, les matins gloire, les matins noirs, les matins à deux, ou même à trois, les matins chez les autres et jamais chez soi, les matins rosée, les matins volcans dunes forêts mers et baleines-paysages, les matins voyages, les matins montagnes, les matins castagne, les matins lune, les matins rues, les matins canapé, les matins mégots, les matins chute, les matins lutte, les matins sales, les matins pâles, les matins de retour, les matins de velours, les matins mensonges, les matins songes, les matins trêves, les matins rêves, les matins fous, les matins nous. Les matins rimes faciles et philosophie de comptoir, les matins de littérature sauvage, les matins de révolte, les matins importants, les matins sang, les matins talons clac clac sur le bitume, les matins amers tuméfiés, les matins sincèrement désolés, les matins quiproquos regrets souvenirs trous noirs, les matins courageux, les matins ombrageux, les matins va t-en pis ne reviens pas pis laissons-nous vivre comme ça c’est mieux ça fait des matins d’adieux après des matins de draps déchirés d’oreillers retournés, des matins de guerriers en chambre, de batailleurs de lit, de champions du monde de peaux collées griffées mordues de lèvres cousues dans les tiennes d’yeux qui plongent qui s’noient qui s’broient d’allers-retours de puits sans fin depuis cent fois, on aurait bien pu faire le tour du monde l’un dans l’autre tout mélangés à deux sur not’radeau, un peu ici un peu là-bas, dans les clairières et dans les bois, un peu dehors un peu dedans, les petites morts qui rendent vivants, on aurait bien pu à deux sur not’radeau, quand le temps s’arrête et qu’on est beaux, si t’avais voulu, si t’avais su qu’ces matins-là étaient pour nous.
D’accord ça fait surtout des matins sans lui sans elle, la radio grésille et la douche est froide. Alors on s’connecte, mille milliards de mille fois entre le jus d’orange et le dentifrice, on part à l’assaut des journées qui s’embouclent, un deux trois un deux trois et un deux trois quatre, le ballet recommence, derrière la fenêtre les balcons se repeuplent de gens qui dorment ensemble et qui s’parlent plus, c’est l’heure pour toi de mettre du noir autour d’tes yeux et d’nourrir ton chat, clac clac sur le bitume v’là la rue qui s’allume. Y’a des matins foule sentimentale c’est comme ça qu’le monde s’installe.