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Journal — Orage

Enfant, il se souvient des immortelles, l’odeur sur les doigts, et, immédiatement après l’odeur : la soif. Les champs d’immortelles.
Il ne connaissait pas le nom, il l’a su bien après, quand il en était loin. Et le nom des immortelles nommait aussi l’enfance soudain déchirée de lui. Car ainsi nommée, elle s’éloignait dans le passé pour toujours, et même c’est le nom qui faisait exister le passé : il ne posséderait plus que le nom des fleurs et plus jamais l’odeur des fleurs.
S’il peut se souvenir de l’odeur, il ne peut pas la nommer, la décrire : comment décrire une odeur ? Enfant, il se souvient de la chaleur sur les immortelles et qu’il lui appartenait.
Maintenant, quand il pleut en plein été, c’est sur la ville et lui la regarde tomber en attendant qu’elle passe.
Enfant, les champs d’immortelles, il s’en souvient comme de la mer, c’était étrange d’y marcher : jusqu’aux mollets son corps plongé dans le bleu, le vert, le vent qui fouettait sur la peau toute une odeur salée.
Enfant, il disait à sa mère en ouvrant le poing : tiens, je t’ai fait un bouquet d’immortelles.
Mais il ne savait pas que cela s’appelait des immortelles, alors peut-être qu’il faisait seulement le geste de tendre les brindilles, et les mains noires, qu’il souriait dans l’ignorance du nom.

Arnaud Maïsetti, Quand la nuit vient

Un grand zèbre au galop, qui crépite. Ça te dit rien ? Un cheval qui zèbre l’air électrique qui court tagadac tagadac tagadac au feu les nuages au feu v’là l’orage. Tu plonges dans du coton gris sale, ça tourbillonne au-dessus de ta tête, mais c’est sec, du bruit pas d’pluie, pas d’océan dans les rues, pas de tsunami qui mange la terre les palmiers les maisons pis les gens, que du magnétique quand tu touches l’air ça t’électrocute, mais oui ça crépite, comme les bougies immortelles qui s’éteignent jamais même si on souffle dessus cent fois là. Tu sais bien.
On est posés là déjà fin saouls dans les cigales de l’été, chaises bancales et plantes jaunes (pas d’eau pas d’air pas d’bleu pas d’vert), au bec nos clopes roulées lui avec filtre moi sans filtre, on drink du whisky cher dans des verres de luxe qui finiront brisés — puisque je suis là (mais il me fâchera même pas, il sait déjà.)
J’l’aime fou, comme on maraude tous les deux, dans la vie, sans rien se dire, rien du tout d’autre que parfois, tu m’manques, mais pas tellement, juste quand c’est important, mais même pas vraiment, on se dit rien, pas grand-chose, on n’a pas besoin, on se voit même presque jamais, on est loin, on se grand-déclare pas tous les quatre matins t’es mon ami/e pour la vie mais c’est fin parce que sinon ça perdrait de son charme. De se dire tout le temps qu’on s’aime ça use l’amour. J’ai appris à force, avant j’criais ça sur tous les toits par tous les temps, les grandes envolées lyriques main sur le coeur, idiote, c’était pas malin, et des fois encore j’retombe dans le panneau, mais ça s’améliore, j’fais gaffe.
Il s’affole sur les planches et aux feux rouges ; ça cavale dans sa vie, spectacle-spectacle, moi j’ordine lui il vend du rêve il raconte des histoires il coud des personnages il les mange pis il les ressuscite devant des gens assis qui applaudissent à la fin (toujours, j’ai pas vérifié mais y’a intérêt). À petite dose, mesurette, timbale, manchette, chavire, répète, dans son monde il y a du maquillage des costumes des balles, d’la sueur sous les projecteurs pis des apparences, pas mal ; ça s’entortille, ça rigole, ça réfléchit, ça tourne, c’est sans doute beau, mais j’sais pas trop, j’suis trop loin et j’vois rien, j’imagine.
On s’engueule souvent à la Brel, en noir et blanc, du vrai mais pas méchant, j’fais des grands gestes (c’est toujours moi qui commence), il est assez finaud pour pas choper la balle au bond mais ça arrive que le barrage craque et là alors oui, ça valdingue dans le vénère on fait pas ça dans la dentelle on tire à vue sans coup de semonce on mitraille on canarde on déchire on carnage, il m’énerve j’te cogne, il m’énerve j’te jure (mais c’est toujours moi qui perds). On s’engueule souvent mais en vrai ça fait longtemps, on vieillit.
Le vent se lève (il faut tenter de vivre), ça se lance ho-hé du chahut allez hue, la tonnelle du voisin, le hamac au fond du jardin, les branches contre les carreaux, les fleurs qui sortent de leurs pots les portes de leurs gonds, tout s’accélère et s’affole, feuilles tourbillons le tabac s’envole la gouttière dégringole, ça s’annonce, ça arrive, elle est là, la pluie. Zèbre flaque tagadac tagadac tagadac illumine folie lumière coup de foudre tonnerre, au galop dans ton ciel, course torrentielle, oui tout s’accélère et s’affole, le paysage surnage, l’horizon devient flou, tout bouge sauf nous.
Il dit Alors t’aimes bien J’dis C’est du combien d’âge Il m’dit Dix-huit J’lui dis J’aime bien.

On parle pas trop, on n’a pas besoin.


(C’était un rêve de cette nuit, ça n’a jamais existé mais tout est vrai.)
Photo Normand Gaudreault

Une réflexion au sujet de « Journal — Orage »

  1. Encore merci… (pour ce moment par là ; par chez vous…)

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