Posted on

Journal — Les paradis violents

J’aime bien toujours revoir Kessel et Giacometti (ont-ils pas l’air d’être frères, en plus, hein) parler du Montparnasse des années 20.

kessel

KESSEL /
Ça ne me rajeunit guère mais c’est avec joie que j’évoque ces années merveilleuses. Il faut se rendre compte que c’était pour les gens, très jeunes comme je l’étais, j’avais 21 ans, qui sortaient de la guerre, que c’était une espèce de paradis violent, déchaîné et presque dément mais qui était à la mesure des sentiments de l’époque. On avait gagné la guerre, et on était sûrs que c’était la dernière, toute la vie s’ouvrait devant nous et une vie dont on croyait qu’elle serait admirable. Et on trouvait là, le monde entier, de grands vivants, comme Kisling, ou comme Cendrars, comme Hemingway, et un bouillonnement d’idées, d’art, de confrontations, folles parfois, mais d’autant plus précieuses. On discutait en buvant, comme on avait de l’argent, jusqu’à cinq-six heures du matin, puis on allait aux Halles et les amitiés se nouaient, la bourse était commune, et c’était vraiment, je vous le dis, un espèce de paradis d’une violence merveilleuse.

giacometti

GIACOMETTI /
Mais à l’époque, c’est qu’on rencontrait à peu près tous les amis qu’on avait sans faire d’efforts, n’est-ce pas. Je sais à l’époque, quand j’ai connu Desnos, Prévert et les dissidents surréalistes et les surréalistes même, et les autres amis, on les trouvait presque même sûr aux mêmes endroits. Et pis y’avait beaucoup d’amis qui habitaient tout près, y’avait Max Ernst, y’avait Tanguy qui habitait ici à côté, c’est-à-dire on était beaucoup plus ensemble.

— Mais est-ce que ce n’était pas aussi une jeunesse qui avait à gagner sa guerre, après la guerre des autres ? —
KESSEL /
Oui mais on pensait, tous étaient sûrs de la gagner. Beaucoup l’ont gagnée, d’autres l’ont perdue, mais à cette époque-là tout le monde était à égalité et tout le monde était sûr, avec l’ardeur, avec la foi de la jeunesse, de la gagner. Donc tout le monde était heureux.
Et c’est ici à Montparnasse qu’était le creuset de cette révolte et nous avions l’impression de l’avoir faite déjà.

Voir là.

proverbe-mexicain
Pour entamer ce nouveau journal bordélique, un proverbe mexicain que je trouve fin pis beau dans la révolte et l’intelligence.

Ici Lisboa, morceau de vogue que je m’improvise, du sun et du shine, taf on the beach. Obrigado Portugal, le brin marin, le pied doré, et pourquoi ? Parce que j’y repars, j’y reviens, je l’avais creusé, je l’avais tracé, et oublié, pis il me revient face salée sable, le goût de changer encore. Faut juste que je résiste à l’envie d’habiter ici, j’ai quand même Toulouse qui m’attend et ça va être un Back in the GAME du tonnerre de Zeus.
(Je vais agrémenter cet article de certaines photos qui ne sont pas de moi car déjà je zappe toujours de faire des photos et en plus quand je me rappelle que je suis une touriste et que je tente d’en faire, elles sont systématiquement pourries car je suis hyper nulle en photo donc j’ai honte de les mettre ici — modèle de compétition : iPhone 3 avec écran pété, ça m’aide pas.)

walking-tour04

Je crèche dans la maison du bonheur, auberge espagnole, Californie, Allemagne, Inde, Japon, Russie, Argentine, on est tous pas mal contents là-dedans, on a des p’tites piaules peaceful avec des draps blancs et des couleurs aux murs, un balcon qui court le long du dernier étage, des plantes vertes et des fleurs, avec vue sur les façades magiques de mosaïques, fresque céramique magnifique, et juste en bas passe le fameux tram 28, jaune et vieux et bondé, on est dans l’cliché total mais on se sent chez soi. On peut le dire, on est peinards. Dans la rue je mix n’importe comment l’espagnol, l’italien et le portugais, j’ai appelé ça l’italoportugnol, et c’est désormais la langue officielle du Monde de Roxou — mais les Portugais, toujours le cœur sur la main, font semblant de pas voir que ce que je raconte est insensé.

getlstd-property-photo

J’ai établi mon quartier général de travail au bar O Das Joanas, qui a du wifi, des bières, de la bouffe à tomber ; les serveurs-es deviennent tes potes éphémères et te racontent leur life, et la vida devient easy : c’est toujours mieux comme paysage que de regarder un mur derrière un ordinateur.

O Das Joanas dessiné par Joana Viegas

Deuxième quartier général au Pois Café, qu’est un peu un Lilipep portugais, ambiance brunch hipster coussins bois livres pierres canapés tout le tintouin ; malheureusement il y a que des Français là-dedans, dépaysement foiré mais la musique est bonne et la lumière est douce (et les serveurs sont beaux). Je prends mon p’tit tram 28 qui grince dans les rues étroites et pentues, je me radine sur mon canapé et j’travaille toute la journée à mes bouquins, à mes covers et à un prochain road-trip potentiel en Amérique Latine (en prenant en compte le fait que vivre au jour le jour me retombera forcément sur la gueule et je pense que ça va être bientôt) pis le soir je m’en vais crapahuter, et je me perds dans la ville en essayant de mettre des « ão » à la fin de mes mots. Prochaine étape, prendre un ferry, traverser le Tage et sortir de Lisboa.

Pois-1_54_990x660_201405312358
Ça c’est le Pois Café à Lisboa.
DSC03047
Et ça c’est le Lilipep à Barcelona.

En terme de conversations et de rencontres, je pioche dans le varié mais c’est toujours inattendu : l’Allemande qui se lamente sur son sort ou plutôt sur son corps ressasse sans cesse qu’elle se lasse d’être grasse, qu’il n’y avait pas de solution, qu’elle devait se résigner : et face à mon silence effaré, elle déballe consciencieusement son kilo de pâtisseries — « Pour découvrir la gastronomie portugaise » (attention, je connais le problème de la grossitude, j’aime juste les choses cohérentes) ; les deux jeunes boys Américains qui font un road-trip en Europe pour célébrer leur vie d’high-school (Johnny et Kirk, ça s’invente pas, je les appelle les Super-héros) qui font que de fucker et refucker dans la chambre d’à côté pis qui me jurent ensuite « On n’est pas gays ! », ce à quoi je leur réponds : « Je suis pas sourde mes boyzzz. Hélas. »  ; le couple de Japonais qu’a tellement peur de moi (why ?) que quand j’arrive ils s’enferment subrepticement dans leur chambre (ça me rappelle ma correspondante vietnamienne, je pense que je renvoie un mauvais feeling à tout être asiatique, baka !) ; le Russe hyper hyper hyper hyper dragueur et hyper hyper hyper hyper lourd avec son anglais pire que tout « L’été c’est fait pour les coups d’un soir tu penses pas ? » (un gros panneau WTF clignotait devant mes yeux pendant toute cette subtile approche) — je lui ai dit que mon appréciation des coups d’un soir dépendait pas de la saison (ce Russe est un mystère, sobre il paraît presque sensé, et quand il est plus saoul qu’un Polonais il entre en compétition directe avec le plus teubé des mollusques) ; et les chicas d’Argentine avec qui forcément c’est la grosse marrade, leur espagnol chuinte tellement qu’on dirait du portugais, damn. Je compte pas les conversations avec les Portugais de tous types et de tous âges, de la mamie qui me voit paumée dans un quartier hyper loin de tout et qui me prend par la main (littéralement, I mean, telle une mamie et sa petite fille) pour me ramener à un arrêt de bus en marmonnant-souriant « Ces touristes… Ah ces touristes… » (Dieu que je riais), à la bande de Poetic Lovers modèles métisses yeux bleus beautiful qui furent mes compagnons de virée pendant un bout de nuit et qui tiennent l’alcool comme des petites filles (ils enflammèrent le métro d’un super chœur d’hommes saouls, et les deux Français coincés à côté : « Je croyais que ça craignait pas Lisbonne » — deuxième panneau WTF, je crois que je vais recommencer à dire que je suis Belge et pas Française quand je voyage) ; il y a la bande d’ahuris hippies du palier d’à côté avec qui je suis allée voir (encore) Mad Max au cinoche, bon bref j’me défrise.

*** Série d’édits — du 26 mai, il est 7h du mat’, j’ai ouvert les volets, mon bureau face au vide, j’feel comme un écrivain des années 20 qui se planque des semaines dans un rade à l’autre bout du monde pour écrire son bouquin : j’étais allée visiter Cascais, petite ciudad de bord de mer tranquille, peinarde, quand soudain, je me retrouve accrochée des heures et des heures à la terrasse du bar avec un ancien médecin militaire qui a un bateau et vit ici, né à Singapour de parents écossais, qui parle dix langues (ceci, vérifié avec chacun des touristes venu dans le bar) et qui a l’avantage d’être le boss d’une équipée de marins assez fous (et d’un capitaine raciste). J’en ressors avec une masse d’histoires incroyables, et une gueule de bois qui atteint l’autre rive du Tage sans allonger les bras.

La vue depuis la maison du bonheur

— du 28 mai, me revoilà à Gênes après une nuit de trains, d’attente dans le froid, de retard, et de grosses marrades avec un viel Italien bougon nommé Oscar (bras cassé retenu par une cravate, va voir sa fille « qui a ton âge » et en repart content comme tout — car les Italiens sont bougons mais une fois que tu les déverrouilles, ils sont joyeux) et un Argentin bavard nommé Maci (« C’est parce que je suis de Buenos Aires que j’ai pas tant l’accent » me répond-il quand je m’étonne de son espagnol). Notre voyage de Rome à Pise fut épique : dans le train, une course-poursuite d’un clandestin avec trois policiers, et femme enceinte quasiment prête à accoucher (fébrilité dans le wagon-corridor, tout le monde était soudain médecin et infirmier). J’ai jamais su le fin mot de l’histoire, le jour se levait et je suis arrivée, hagarde, sur le quai de la gare, à l’heure où les gens se lèvent, et où mes yeux se ferment. J’avais, collé sur le fond de la rétine, le rouge sang incroyable du soleil couchant de la veille, qui mangeait le ciel de Rome et la vue imprenable depuis le hublot de l’avion. Toutes les villes ont un visage tellement différent quand on les regarde depuis les oiseaux mécaniques. Rien ne vaut cette sensation dingue d’être dans l’avion qui va atterrir et qui survole la ville si près, ou la mer, qu’on a l’impression de s’écraser (combien de fois je me suis dit : « Il est sérieux le mec là ? Y’a un aéroport quelque part ou il va juste nous foutre en plein sur la place centrale ? ») — je voudrais bien ça être géante, parfois, pour apprécier ce spectacle plus souvent.

roxou-psyché-lisboa
Tentatives psychédéliques

***

hekhd7g1ddmnboxclncm

D’ailleurs, Mad Max, j’en ai encore du sable plein la bouche, deux fois que je le vois, je suis tellement folle de tout, de l’esthétique, des machines, du fait qu’ils nous aient pas rajouté une pauvre histoire d’amour merdique, du fait qu’il y ait tous les ingrédients pulp, qu’on glisse sur le cliché pour se sentir chez soi dans le genre mais sans en faire trop, du fait que bordel, pendant 2h on regarde des courses-poursuites de ouf et qu’on s’emmerde pas une seconde, bref, Mad Max je te le dis publiquement, tu viens de grimper sur mon podium, de jouer des coudes dans mon top 10, et surtout grâce à Charlize on est d’accord. Ce monde-là est fou mais t’as limite envie de vivre dedans. Et ces scènes à couper le souffle, de nuages de sable, de vent, de nature gigantesque, et puis le passage infime, oppressant, soudain, et pourtant si important chez les corvos, le sang, la sueur, la douleur, les guns, moi aussi je veux maquiller mon front avec du cambouis et dézinguer des tarés à tête de mort, bordel ! Mad Max est aussi un film de femmes qui en ont, et ça fait du bien. Par contre, comme à Athènes, comme en Italie, entracte en plein milieu du film, c’est n’importe quoi, ça me donne envie de hurler, HURLER, dans le ciné. Y’en a dans le film qui sont morts pour moins que ça.

(Autre bichage cinématographique j’y pense, c’est vieux mais ça méritait un détour par mon Journal : Porco Rosso, en italien, toute seule dans la salle, un dimanche matin à Genova.

Une télé grand écran avec du Miyazaki en cours particulier, c’était bizarre, il y avait des petites mites qui volaient dans la salle et devant l’écran, des mini papillons qui te donnaient le goût d’être en cinéma plein air mais avec le ronronnement d’une machinerie ancienne. Ça collait à l’ambiance du film, si j’puis dire. En plus, quelques jours après j’allais à Camogli, ça me mettait définitivement dans le bain.)

camogli-2
Ça c’est Camogli, pas mal mais bon que du touriste à gogo, vaut mieux s’arrêter dans les petits villages à côté.

camogli

SINON (c’est mon journal, j’dis que ce que je veux et j’ai pas besoin d’être organisée) : tout le monde, mais TOUT LE MONDE, est vraiment scotché à son smartphone tout le temps, c’est taré. Vraiment. Les gens regardent tout par l’écran de leur smartphone, pis ils sont dans des endroits chouettes et quoi ? Ils checkent leurs smartphones. J’suis sûre qu’ils se parlent sur Whatsapp alors qu’ils sont assis à la même table.

BONUS qui va dans le ton, deux livres pour lesquels j’me suis donnée il y a un an et que je biche, qui vont bientôt être disponibles en papier :

Navigations, de Marcello Vitali-Rosati
Navigations, de Marcello Vitali-Rosati
Monkey's Requiem, de Matthieu Hervé
Monkey’s Requiem, de Matthieu Hervé

Navigations et Monkey’s Requiem, c’est beau, et ça fait voyager.

BONUS rappel bis : pour ceux qui sont intéressés par l’édition numérique, le design et tutti, et parce que bon, c’est un peu ma job, donc peut-être que vous atterrissez sur ce site pour ça, une seule adresse : http://jiminy.chapalpanoz.com/

Pour terminer cet article de vrac infernal, je fais un p’tit rappel érotique parce que je trouve ça vraiment fou beau ce taf d’Apollonia Saint-Clair  et tout autant sa réflexion.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

(Tout ça me donne envie de relire et revoir La cité de Dieu, au fait, en parlant de paradis violent, titre qui était surtout lié à Kessel, mais je trouve que Mad Max, Apollonia Saint-Clair et Lisboa se prêtent bien à tout ça).

cite-de-dieu-2002-05-g

Et pendant que je vois un couple en face de moi se prendre la tête pour leur futur mariage, je finis sur cette belle parole de Léodagan de Kaamelott :

« Vous êtes marié comme moi, vous savez que la monstruosité peut prendre des formes très diverses. »

Et j’ai envie de vous dire :

tudobem-lisboa-roxou