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Journal — Eux ils savent alors ils jouent

Ils se cachent en pleine lumière, ils papillonnent, ça zèbre l’espace ça secoue la place tu sais, quand ils arrivent, on se tait. Ils cavalent magnifiques, à cheval sur le monde, tu les verrais, c’est fantastique, ils s’en foutent, ils ouvrent les yeux, ils ouvrent les mains, ils lancent le tempo, et le reste autour, tout le reste, plus rien, plus rien n’existe. Mais qu’est-ce que je dis, n’importe quoi, bien sûr que si, au contraire. Tout est là, leur décor c’est la vie, leur théâtre c’est ici, dans la rue, dans les raclements de gorge, et les rires en retard, dans la sueur et le vrombissement des machines, sous le feu des projecteurs qui jette de l’ombre sur leurs racines.
— C’est beau c’que tu dis.
— C’est parce que tu comprends pas. On recueille des morceaux d’eux sous les plis de nos peaux quand le silence accueille leurs histoires et qu’ils se brisent sur nos regards. Ça me fait toujours mal pour eux, ils encaissent on les ramasse, on reste ils nous dépassent, ils s’en sortent toujours, une pirouette et hop ça passe. Ils mécaniquent leurs cantiques, sourires en boite et larmes en kit, ils inventent échafaudent genèsent et construisent, ils rapiècent à l’instinct les territoires de l’aléatoire, ça les rend vivants pis beaux pis lointains, ils sont les rois. Moi, ils me chamboulent. J’ai pas d’armes contre eux, tu sais, j’ai même plus mes poings, ils prennent tout, allez hop c’est nous les seigneurs on va vous dire ce qu’on voit, nous, de notre côté de la vie. Ils ont des fêlures au creux des pupilles et des pointes dans le cœur, c’est pour ça qu’ils voient loin, c’est pour ça qu’ils ont peur. Tas de tracs coups de stress, ils bataillent ils chahutent ils bellâtrent et ils s’usent, ils brillent ils nous éclairent et c’est pour ça qu’on les aime, eux ils savent alors ils jouent, et c’est pour ça qu’on les suit, qu’on les caresse qu’on s’abandonne, qu’ils tracent le chemin et qu’on leur prend la main, ils avancent. Animaux éméchés, vases ébréchés, ils tournent en rond ils tournent en silence, et leur gigue est souffrance et leur danse est péché.
— Ils ont toujours cet air triste, je trouve.
— C’est parce qu’ils sont seuls, qu’ils sont grands, qu’ils s’enluttent, qu’ils s’oppressent, qu’ils se plantent, complètement, mais qu’ils renaissent, souvent, qu’ils connaissent, la gloire au feu les paillettes, ça retombe le soir, comme une pluie, fine et chaude, agréable en somme, tu m’écoutes ?
— Je m’endors. Je sais plus si je dois te laisser continuer ou m’en aller.
— T’as tort. Je t’écrirai ce que je raconte, tu verras, au bout de cent fois c’est clair comme de l’eau de roche. Si tu crois que c’est facile de parler d’eux… Je me demande ce qui coule dans leurs veines, c’est pas du sang c’est autre chose, c’est pas comme nous, y’a un truc différent tu vois, qu’est-ce qu’ils ont dans le corps hein, qu’est-ce qui défile dans leurs tours de cervelle leurs cours intérieures leurs jardins secrets, des images de paroxysme peut-être, quand ils déplient leurs squelettes sur les planches cacophoniques, on sait pas, on sait jamais, on comprend jamais rien, ou pas ce qu’on devrait, tu sais chéri c’est de l’art, c’est contemporain, il faut y croire pour le voir, mais hé coco heureusement qu’ils font ça, moi j’aime pas la soupe tiède qu’on nous ressert à chaque fois, ça m’overdose et ça me lasse, alors eux ils débaroulent et cassent tout, dans leur costume d’humains magiques et t’inquiète, ils t’emmènent au vent, bien au-dessus des gens.
— Chante pas s’te plaît.
— Je fais ce que je veux mais d’accord. Je continue de t’expliquer, mais passe-moi le verre pis j’ai faim, ça creuse de te parler.
— J’y peux rien, je te l’ai pas demandé. Continue qu’on en finisse.
— Ils sont jamais plus fous que quand ils s’enfantôment dans l’exercice de l’étrange, ils se roulent dans le tragique en grands éclats de rire, c’est incroyable ça, sans honte, les mecs ils se marrent ils se vautrent dans le désespoir, tu sais plus où donner de la tête, est-ce que je dois rire ou pleurer, c’est pour ça qu’ils nous font peur, c’est pour ça qu’on les craint, moi je sais pas comment on fait tu vois, pour glisser dans le drame sans tomber dans le puits. Eux ils savent ils sont fous ils jouent autour. Ils ont des mots qu’on n’a pas, ils ont cette chance ils ont ce droit, ils ont du rêve on a du vide et c’est leur sève c’est notre abîme. Ils prient les dieux créateurs, les fées de l’extravagance, ils ont le visage lacéré d’intentions, alors tu vois on les colle sur des affiches, avec des dates et des endroits, qui disent venez voir venez vibrer nous sommes les nouveaux monstres on va vous épater, ils le savent, ils en jouent, et on les applaudit.
Un jour, je leur ai demandé, c’est quoi votre nourriture, votre force, votre moteur là ?
{— C’est un animal invisible qui creuse en toi.
— Sans blague ? Dis-lui de s’arrêter avant l’ombre, j’ai plus de lumière pour l’éclairer et il fait un peu nuit il fait un peu froid, chez moi.
— Il est là pour te réchauffer.}

— Ils t’ont dit quoi ?
— Ils m’ont parlé de moi.
— Aucun intérêt.
— Il y a pire, ils auraient pu parler d’eux. Me répondre qu’ils sont comme un champ d’immortelles plantées sur la face cachée de la lune, grandioses éternels mais dans l’ombre et la brume. Que leur force c’est les autres et qu’ils sont toujours coincés entre le marteau et l’enclume. Que leur moteur c’est du vent qu’ils fabriquent en dormant.
— S’ils t’entendaient, ils se foutraient de toi.
— J’espère. Et tu sais ce qu’ils aiment par-dessus tout ?
— Non.
— Les retours. C’est bizarre, non ?

Mes copains de planches, eux ils savent alors ils jouent.

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